Bivouac#3 – Une proposition de Laurent Chanel

Bivouac : un projet dont je ne suis pas l’auteur. Simple participant du Bivouac#3, l’expérience a été  si forte et si créative qu’il me semble important d’en faire le compte-rendu ici.

 

Présentation par Laurent Chanel :

 

Bivouac est un stage, un laboratoire, une expédition artistique. Il utilise un corpus d’expériences perceptives, somatiques ou chorégraphiques pour jouer à observer nos relations (extra)quotidiennes  au paysage.

​Le Bivouac est un abri temporaire, une manière d’habiter en mouvement qui permet de s’immerger en milieu sauvage en nous recentrant sur l’essentiel. Le bivouac nous déleste.

​Bivouac est un parcours d’immersions chorégraphiques et perceptives, de focus sensoriels, de marches-randonnées-aventures et de protocoles d’imaginaires.

​Mettre en jeu – en écriture – en rituel, nos anatomies avec ces étendues.

​Jouer avec les météorologies leurs caractéristiques et leur caractères. S’imprégner des qualités tactiles et sensitives du vent, de la chaleur, de l’ombre, de la pluie au service du corps imaginant.

​Un Bivouac pour jouer avec les qualités gravitaires et architecturales des éléments du site: S’imprégner du poids de la pierre, de l’horizontalité de la plaine, de la verticalité de l’arbre. La densité de la terre.  Arpenter nos géographies intérieures. Jouer à se transformer, à éprouver les métamorphoses du paysage.

Bivouac est une contemplation topographique.

Plus de détails sur les précédents Bivouacs sur le site de Laurent Chanel :

 

Mon compte-rendu de Bivouac#3

 

Bivouac#3 , début juin 2019 cette explosion créatrice collective, parfois régressive, parfois ratée, souvent subjuguante m’a fait prendre conscience de la sécheresse de la scène, le lieu habituel de l’activité artistique. La puissance des montagnes au lieu de nous écraser nous portait. Le glacier qui descendait vers nous, l’eau, la neige, la grêle, concouraient à nous communiquer une force artistique. La sécheresse de la scène était effacée par le moelleux des pelouses, le spongieux des îles, le craquant de la neige, la multiplicité des formes et des prises offertes pas les rochers et les grottes. En ces endroits, tout devenait ferment de créativité.

En complément du protocole décrit par Laurent ci-dessus, je dois préciser qu’on avait tous signé un contrat moral avec lui, celui de vivre pleinement et collectivement les quelques jours du bivouac et ceci quelque soit la météo et malgré elle. Il a fait un temps d’été le premier jour et un temps exécrable les jours suivant… Je penses qu’on a tous failli craquer, qu’on s’est tous dit à un moment mais pourquoi je me suis engagé dans ce truc… mais qu’on a tous dépassé ces doutes ce qui a renforcé l’intensité du Bivouac.

 

1500m : Dans le gris

Dans le gris, je me suis prosterné dans le ruisseau, Emmanuel et Marlène nous ont fait porter la voûte céleste, Laurent et Vanina nous ont fait plonger dans l’écorce terrestre, les galets s’écartaient pour encrer notre tête au plus profond, le socle rocheux se creusait pour nous laisser passer… Nous étions tous telluriques, minéraux, primordiaux : eau, pierre, terre, montagne, ciel, sauf Elsa qui nous a fait devenir oiseau.

J’avais les bras glacés. Je n’ai pas pu tenir ma pause 2 minutes. Après une minute, cela devenait difficile, j’ai compté et j’ai dû arrêter vers une minute trente. Heureusement, j’avais mis en garde de ne pas copier à la lettre, ma posture…

Bras encore glacés, nous traversons le pont pour la proposition de privation sensorielle. Faire une montée de 800m sans entendre quoi que ce soit. Quel bonheur de grimper la pente sans saluer le passant qui descend… Nous sommes groupés, mais Michael vole dans le lointain. Sans les bruits, il n’y a plus que mon souffle. Plus de rivières, plus de cascades, plus d’oiseau ni la stridence des marmottes, ne reste que la montagne et mes poumons qui ne brassent plus assez d’oxygène.

Une pause avant de passer de la pierre à la neige. Une halte sans parler, j’enregistre ce troupeau d’humain qui bruit mais ne parle pas. Vanina et Emmanuel sont agenouillés sur une sorte de banc, face contre la montagne, côte à côte, espacés d’un mètre, absolument symétrique. Qui a imité l’autre ? Qu’elle est la part de hasard dans leur posture ? Face contre la roche, leur dos s’offrait à moi, je n’ai pas résisté à leur faire un mini-massage de quelques secondes appuyant simultanément de part et d’autre de leur colonne vertébrale au-dessous du niveau des omoplates. Ils ont eu une rétroaction positive : une tête qui se tourne vers moi, une bouche qui s’entrouvre… je ne sais s’ils ont prononcé quelque chose puisque je ne pouvais les entendre. J’ai comme écoulé l’électricité qui sortait de leur colonne vertébrale. Je n’ai pas insisté longtemps ne leur ayant rien demandé et les sachant impuissants à me répondre. De plus leurs dos étaient voûtés donc un peu contractés, pas proprement placé pour recevoir un massage.

Nous sommes repartis et Michael s’est remis à voler dans le vent loin, loin, loin.

 

Les îles rousses

Le ruisseau est très large, étalé sur un replat de moraine… Le site est magnifique, mais les îles sont très éloignées les unes des autres, j’ai du mal à percevoir ce que font les autres. C’est peut-être un peu ridicule d’être si loin les uns les autres, mais je me retiens de casser les règles du jeu établies par Laurent, nous n’en sommes encore qu’au début. Ces îles de quelques mètres carrés forment un territoire très net et à l’échelle humaine, presque intime. Ce serait peut-être trop violent de s’immiscer dans l’île d’un autre. Pour aller dans une île, il faut marcher dans la rivière très froide et très rugueuse, mais j’ai osé quelques pas en bordure des îles de mes camarades pour soulager mes pieds. Quand on accoste par contraste, je suis frappé par la douceur, le moelleux et l’élasticité du sol.

Mon île est organisée en deux parties : spongieuses en son pourtour, elle comporte une calotte de neige qui prend bien la moitié de la surface. Il fait beau, et je suis encore empli de la surchauffe de mon corps due à la montée. C’est presque l’été, alors c’est très tentant de tester la neige. Ce n’est pas de la glace, ce n’est pas du névé, c’est un matelas de neige vieux de quelques jours, encore onctueux. La rivière est glaçante, et, par contraste, la neige est presque chaude mais ça ne dure pas. La contrainte donnée par Laurent est de faire surgir la danse d’une mini-sieste. Alors, je m’allonge, mais mes bras se mettent vite à danser dans le ciel. Au bout de quelques minutes, le froid me prend, je ne peux pas vraiment faire de sieste, je roule mon corps et seules mes épaules et le haut du torse restent en appui sur la neige. Alors les jambes se mettent à danser. Je me sens mieux, mais j’ai un peu écourté la consigne. De cette façon, je peux rester en contact avec la neige. Un quart du corps et mon corps triomphe. Les deux tiers du corps en contact avec la neige et c’est le froid qui gagne.

Vanina s’est dessapée, mais pudiquement tournée vers la terre. Il n’en faut pas plus pour que,  voyeurisme oblige, des marcheurs mâles fassent un détour, quittent le sentier pour aller d’île en île alors qu’il n’y avait aucune trace de pas à notre arrivée. Je ne me souviens plus exactement des quolibets, mais ça suinte la beaufferie. Marcher d’île en île, nous n’osions à peine le faire entre nous. Le message est clair : il n’y a pas de place pour des performances, la montagne n’appartient qu’aux seuls sportifs ! Cette hostilité nous fera beaucoup réfléchir et discuter.

Nous repartons. Encore 200-300m à monter ? 

Un peu plus haut, nous sommes entré dans la neige. Parfois elle est ferme, parfois elle avale toute la jambe et nous sommes retenus par l’entrejambe. Tout le corps est comme enfourché et souvent déséquilibré d’un seul côté. Je m’enfonce plus que les autres. Je regrette mon sac trop lourd, je voulais enregistrer et très vite je n’ai plus le courage de le faire, j’aurais dû prendre un enregistreur léger. J’ai pris trop d’eau aussi, il ne fait pas si chaud…

 

 

2400m : La transe panoramique

Laurent nous propose une nouvelle action, la transe panoramique, mais fort du déboire du matin nous nous écartons du sentier et de ses usagers. J’ai l’impression que la distance choisie par Laurent est bonne, les sportifs ont l’air tous petits, loin. Les paroles portent sur la neige, l’un des sportifs pose une question et l’autre répond « ça s’appelle de la drogue », l’hostilité se confirme.

La transe est lente, le soleil ébloui, je n’ai pas mes lunettes de soleil, je rabats un peu mes cheveux sur mes yeux, l’éblouissement devient plus tolérable. Les autres sont loin, ils sont petits aussi. Je tourne sur moi-même dans un sens, puis dans l’autre, à des vitesses différentes, à voir défiler les montagnes, les langues de glace en surplomb, l’étendue blanche, … l’ivresse vient vite. Cependant, j’en sors régulièrement. Je me suis tassé un trou de 50cm carré dans la neige. Dans le sens de la montée, ça me fait une petite paroi de neige qui guide mes pieds, mais vers le bas, puisque je ne regarde pas mes pieds, j’en mets parfois un dans de la neige non tassée et je m’enfonce. Je sors un instant de la transe pour retrouver mon équilibre et mon mouvement.

L’exercice est très simple et son efficacité est inversement proportionnelle aux moyens qu’il engage.

 

2500 m : Le Glacier

Nous sommes enfin arrivé juste sous sa langue du glacier. Nous nous posons sur un espace rainuré et poli. Laurent nous demande de dialoguer avec le Glacier Blanc, alors tous, nous nous mettons à ramper comme pour imiter la lente glissade de la glace. Je sais que tous ces gens affalés sur la roche doit constituer un piètre spectacle, mais éprouver le poli du glacier et les rainures est plus fort que l’image qu’on en donne. Je pense que c’est inintéressant à voir, mais je le fais pour sentir le socle cristallin et me blottir contre lui. Et puis, il y a cette pente, doit-on la suivre ?, doit-on la remonter ?… tout ça est trop tentant. Il y a comme un appel des forces telluriques auquel il est impossible de résister. Je ne sais pas si le résultat est insupportablement nul mais à un moment Laurent d’observateur va devenir actant. En faisant, on se demande s’il nous montre ce qu’il cherchait à nous faire faire : non pas imiter ou copier le glacier, mais être en phase avec lui. Sans surprise, Laurent fait du Laurent Chanel, il bouge imperceptiblement à peine plus vite que le glacier. Il est comme assis sur une chaise perpendiculairement à l’axe du glacier. On ne perçoit aucun mouvement, mais ça bouge. 

C’est Michael qui a fait la proposition qui m’a paru la plus intéressante, il a poussé plus loin le geste de reptation, l’emportant jusque dans la mort. Il s’est allongé comme un gisant et a construit sa propre sépulture en se recouvrant de pierres. C’était très fort. Je me suis juste dit qu’on aurait dû l’aider à poser des pierres là où il ne pouvait pas car il ne pouvait se couvrir parfaitement. Son recouvrement était forcément incomplet. Le mélange entre le geste du quotidien, dérouler un drap ou une couverture des pieds jusqu’au menton et le même geste, quasi, mais fait de pierres était saisissant. Cette façon de poser ou de défaire son propre suaire cristallin se faisait dans un geste à la fois beau et décalé : des pierres étaient posées sur les pieds, puis les jambes puis le tronc en effaçant les vêtements aux couleurs criardes. La pétrification de Michael était saisissante et on faisait vite abstraction de l’aspect imparfait de son recouvrement. Il n’y avait pas que le processus qui était magnifique, le résultat aussi. Il avait rendu la montagne vivante, elle respirait. Michael était une sorte de monstre à la Lovecraft, un être tellurique, des pierres se soulevaient et s’écartaient comme une mer de roches agitée par la houle.

Je suis toujours gêné qu’on se répartisse comme dans un train en se ménageant un espace vital minimal, comme des bulles qui s’excluent mutuellement. C’est vrai qu’on ne se connaît pas et qu’on ne sait pas si l’autre est d’accord pour travailler avec soi et entrer dans une promiscuité alors que la montagne est si grande. Cependant dans nos reptations de glacier, je me suis retrouvé à croiser Emmanuel et je ne sais comment nos glaciers se sont passés l’un sur l’autre. Le plus dur était les quelques pierres qui parsemaient le poli de la coulure. Seul, on arrive à éviter ces pierres, mais avec le poids d’un deuxième corps, je me souviens qu’elles entraient dans les côtes ou dans la chair des jambes. J’ai plus éprouvé leur dureté que le corps d’Emmanuel.

Le temps est compté, il va falloir redescendre, et Laurent se dit qu’on ne va plus avoir le temps de faire deux groupes : un groupe agissant et un groupe observant. Il nous propose d’essayer d’observer les autres tout en agissant. C’est très difficile, et je vais en garder peu de souvenirs, mais je mets au point un stratagème. Je vais faire des « pauses » dans mes actions lorsqu’en appui sur les deux jambes, je passe ma tête entre elles. De l’extérieur c’est comme si j’agissais, je reste dans une posture forte, et peu commune d’observateur. Pour moi ça crée une parenthèse.  Lorsque mes jambes forment le cadre d’une fenêtre triangulaire et que je vois des gens à l’envers, alors je suis observateur. De cette position de spectateur, je garde des « photographies » des corps des autres flottants sur la mer (le ciel) au milieu de nuages gris (les rochers). Je dis des corps, car à l’envers et à moitié en action, je n’identifie plus bien les individus.

Lors d’un changement, je laisse les autres se répartir à distance respectable et je cherche dans quelle bulle je vais m’immiscer. Voyant Marlène se lover à la base d’un rocher déposé par le glacier, je me décide d’aller sur son territoire. Le rocher est placé comme une pyramide renversée et forme un magnifique socle. La conformation du rocher est superbe, il est comme en équilibre mais Marlène est à sa base. Je me demande un instant si mes quelques dizaines de kilos pourraient faire basculer les quelques tonnes du rocher en écrasant Marlène. Le calcul est cynique, mais il me semble que ma masse corporelle ne peut pas déséquilibrer le rocher et la tuer. Je sais que Marlène est sous mon piédestal et confiant dans mon calcul, je vais jouer de cet équilibre. Mon corps s’arc-boute ou se retient avec une main agrippée à une anfractuosité alors que mon corps se penche d’un côté ou de l’autre du bloc de pierre, comme des marins qui se déséquilibrent à l’extérieur d’un bateau pour faciliter une virée. Dans tout ce que je fais, je le fais dans la conscience que Marlène est en dessous, je le fais en interaction avec elle. par contre, elle, ne semble pas avoir conscience de ma présence (elle me le confirmera plus tard). Je crois même qu’elle faisait tout les yeux fermés, cependant, à un moment le revers de sa main qui frôlait la roche tombe sur ma main qui se tenait à la pierre. À ce moment, elle a dû prendre conscience de ma présence. J’espère qu’elle n’en a pas été perturbée.

1500 m : La pluie

Laurent apporte le thème olfactif. Nous sommes enfermé dans nos sacs de nylon multicolores. Laurent a bien raison, la pluie ronge tout, mais, il reste les odeurs. Sans l’avoir prémédité, Laurent nous a transformé en herbivores, nous cherchons notre pitance de-ci, de là. Nous furetons comme des animaux sans suivre aucun chemin, nous écartant, puis recoupant la trajectoire d’un autre. Cette errance nous éloigne un peu de notre humanité. Je cherche les plantes les plus odorantes possible : géranium robert, ombellifères, je les broie et les écrase pour disperser leur odeur sur la trajectoire (ou pas) de mes camarades. Laurent n’a pas spécialement dit de manger, mais je mâche une grosse boule, une plante sans autre goût particulier que celui de la chlorophylle. Cette grosse boule m’encombre. Je cherche une cible, je ne peux pas faire ça à une fille alors je choisis Laurent pour lui rouler une pelle de chlorophylle. Je lui prends bien la tête entre deux mains pour qu’il ne s’esquive et lui enfourne ma boulette salivée dans la bouche. Juste après, je ne sais par quel hasard, je ne sais si elle a vu ce que je viens de faire, Elsa de sa main m’enfourne un paquet de lichen dans la bouche. Je reçois deux sensations simultanées : le lichen est absorbant, il avale ma salive et en même temps, c’est bon. Je ne m’attendais pas du tout à ce que le lichen soit savoureux. Ce n’est pas aussi fort à manger que l’est son odeur, mais c’est fleuri, un parfum complexe très décalé de l’odeur. C’est très agréable, je le mâche. Doucement il m’assèche un peu la bouche, ce qui le rend difficile à avaler. Je le mastique, j’en fais une autre boulette que je dépose sur la capuche de Marlène.

Après l’orage de la nuit, la météo a annoncé de la pluie pour toute la journée. Je me suis habillé en conséquence : pantalon et t-shirt en synthétique qui peuvent sécher vite. Au moment où je dépose ma boulette de lichen cueillie dans les bois, on en est déjà sorti et on arrive à l’entrée du village. Au début, il y a la fontaine, je me plonge la tête sous l’eau, et en me relevant, mes habits imperméables forment des poches qui font glisser l’eau tout le long de mon corps. Je savais que je finirais trempé, alors autant me mouiller franchement. Plus loin j’irais nager dans la végétation du fond des vallées de montagne, au millieu de ces grandes plantes toujours humides et qui là ruissellent de la pluie. Je ferais parfois des plongeons dans cette végétation avec mon sac à dos sur le ventre pour amortir la chute. Je suis trempé, mais je sais que je peux tenir si je continue à dépenser de l’énergie. Seulement, à la sortie du village Laurent nous annonce que nous allions manger. Il continue à pleuvoir et Laurent, qui nous avait annoncé un abribus pour la fin de journée, nous place dans un refuge de moins de 3m2 pour 6 personnes.  Ça a beau être petit la chaleur humaine ne me réchauffe pas et ce repas a été un moment vite désagréable, j’y ai eu très froid. Je n’avais qu’une hâte, c’est qu’il se termine, mais pour les autres c’était une pause à l’abri de la pluie et ils prenaient leur temps. Moi, la pluie était sous mes vêtements.

Avant le repas, habillé comme des touristes avec nos k-way, dans le village nous nous sommes mêlé à d’autres touristes, les suivants, nous agrégeant en silence à leur troupeau. Pour l’un de ceux-ci, en traversant un pont, les touristes ne se rendant compte de rien, nous avons accéléré, nous sommes répartis autour d’eux pour interagir un peu, mais je ne sais s’ils se sont rendu compte de quoi que ce soit enfermés qu’ils étaient dans leurs capuches. À la fin du pont, je suis passé par-dessus le parapet, j’ai traversé le pont par-dessous, retrouvant un instant la sauvagerie de la végétation pour regrimper l’autre parapet et retrouver les retardataires de mon groupe.

Agir comme des animaux, faire les idiots avec les vrais touristes, dans une sorte de régression, avec du recul, je me suis dit qu’on avait un peu rejoué inconsciemment le film de Lars von Trier.

Enfin, le repas se termine et nous atteignons un chaos de pierres. Laurent nous propose de refaire le Yoga de la montagne. Nous sommes chacun sur une pierre, mais de ce fait, nous sommes très éloignés les uns des autres. Je vais reproduire les postures des autres sauf le poirier que je ne sais pas faire. Du fait de la distance peut-être, je ne vais pas garder ces postures dans ma mémoire. C’est étrange comme la distance dans l’espace a engendré une distance dans ma mémoire…

 

Le chaos de pierres

Un chaos de pierres est à flanc de montagne et nous entreprenons de la gravir par cette voie. Nous continuons à fureter comme des animaux, je ne me souviens plus s’il y avait un mot d’ordre de Laurent. À mi-hauteur, quelqu’un annonce qu’il voit des gens sur la rivière noire (le goudron). Un peu après, un autre groupe va entamer de gravir le même chaos de pierre que nous, cependant à faire n’importe quoi, nous progressons très très lentement. Les nouveaux vont vite nous rattraper. Je n’ai pas décrit mon accoutrement, je porte des gants étanches oranges fluos, alors je me transforme en sémaphore. Tel un chef de gare céleste, j’envoie lentement toute une combinaison de signaux codés aux nouveaux venus. S’ils ne s’étaient pas encore rendu compte que nous étions un troupeau d’êtres débiles, maintenant, ils devraient  en acquérir la certitude. Et contrairement à la veille, ils ne sont pas démontés, sont passés près de nous sans adopter d’attitudes négatives. Ouf, finalement on peut quand même partager la montagne avec d’autres et pour d’autres finalités.

Laurent nous a redonné des consignes, Nous formons deux groupes, l’un agit pendant que l’autre observe. Il a choisi un endroit ou le chaos de pierre forme d’innombrables anfractuosités. Sans être très éloigné, il est quasi impossible de voir les trois actions à la fois, ou seulement d’un seul angle et d’un peu loin, mais, en tant que spectateur, je cherche ce genre d’angle. Parfois, les creux sont si profonds et le performer cherche tellement à s’y enfoncer qu’il est difficile de percevoir ce qu’il fait. Je ne sais plus si c’est la veille, au repas où juste avant, mais on s’était posé la question de savoir si le regardeur faisait partie de l’action ou pas… Généralement non, mais lors d’une des séances, cherchant un point de vue qui me permettait de voir deux scènes, j’ai eu une belle vision : Laurent était dans un grotte basse, et Marlène ou Vanina était au fond d’une autre grotte au-dessus. Je ne sais plus laquelle des deux tant elle était loin au fond d’un trou dans l’obscurité. Cependant, il y avait Elsa en tant que spectatrice et finalement je voyais plus le dos d’Elsa que Marlène ou Vanina. Ce qui était génial, c’est que Laurent avait ses deux mains au plafond de la grotte, et ses deux pieds bien ancrés au sol. Il avait dû trouver de bons appuis, car il dégageait un sentiment de puissance. Ramené à l’ensemble des deux scènes, ça me produisait une vision impressionnante. Le haut de la grotte de Laurent n’était pas autre chose qu’une immense pierre plutôt plate, posée horizontalement qui formait un plafond au-dessus de lui et à l’opposé, ce même rocher formait un plateau sur lequel se trouvait Elsa avec sa veste jaune éclatante. La vision donnait Laurent qui tel un atlante portait un plateau de pierre gigantesque sur lequel tenait le trait jaune vertical d’Elsa. Elsa observatrice devenait assurément une partie du spectacle que je voyais.

Dans cet amas de pierres, j’ai pris conscience que les roches nous fournissaient une multitude de points d’appuis, tout y devient facile, il n’y a pas à réfléchir, tout est là, comme un déversement d’inspiration, tout est là pour aider nos déplacements ou pour nous offrir des contraintes fertiles. La nature a tendance à nous écraser aussi. On fait quelque chose qui semble dérisoire, et en même temps on est là pour faire quelque chose. Après avoir fait des gestes amples, j’avais moi aussi un peu essayé de soulever le monde comme Laurent, à un moment je me suis dit, je vais disparaître, je vais jouer avec un corps caché, mais en faisant émerger des gestes forts. J’ai choisi un trou vertical qui me contient entièrement et j’émets des signes depuis l’intérieur. J’imagine comment mes bras roses doivent contraster avec le gris-vert des rochers mieux que le reste de mon corps dans son imperméable verdâtre. Et encore une fois je retrouve une infinité de points d’appui permettant de placer le corps dans des déséquilibres peu communs. Un pied peut être au sol et l’autre au plafond offrent une incroyable liberté au tronc et aux bras.     

L’abribus

Enfin arrive la fin de journée et on se retrouve dans l’abribus promis : un grand abris-sous-roche. Une énorme pierre un peu plate d’une vingtaine de mètres de long forme un toit oblique à flanc de montagne. L’intérieur de l’abri n’est pas plat car c’est la pente de la montagne elle-même, mais nous étions enfin au sec. J’y ai trouvé un endroit juste à la taille de mon corps. En écartant les jambes et les bras, dans un resserrement je peux tenir les deux parois de rochers. Laurent a donné des instructions pour une dernière action de l’après-midi, je ne l’ai qu’à peine entendu, j’ai vu tous mes compagnons ressortir mais je n’ai pas bougé, j’étais dans un état second, mon cerveau était parti, loin, très loin, je ne sais pas combien de temps les autres ont mené leur activité à l’extérieur, mais dans ma léthargie, je me suis endormi debout. Je me suis endormi plusieurs fois, mais comme mes quatre membres étaient en extension, et en contact avec la pierre, à chaque endormissement, un petit fléchissement me faisait perdre le contact avec la pierre qui me callait et j’entrais en déséquilibre. Chaque déséquilibre me réveillait pour recommencer à nouveau. Je me suis dit que j’éprouvais le genre de sommeil instable que connaissent les oiseaux et les chevaux.

Nous allons pouvoir faire un feu pour manger, mais surtout, je vais enfin sécher et avoir chaud. Je crois qu’à ce moment, je n’avais plus d’énergie et que le feu est arrivé juste au bon moment pour m’en redonner.

Michael qui avait pris une journée de repos nous rejoint pour manger.

 

La grotte

Dans la grotte ardente, j’ai partagé l’incantation de l’empereur noir avec d’autres esprits, j’ai croisé le fer en feu avec d’innombrables fantômes. Les spirales oranges nous encerclaient. Michael a attrapé le feu dans son oeil de fer, je l’ai fait me chevaucher. De ses bras, il tentait de repousser la masse de pierre. Dans un noir presque absolu, Vanina est tombée dans mes bras et m’a traversé, puis suspendue, je l’ai fait tourner autour de moi. Au début je ne savais à qui appartenait ce corps et quelques petits éclats de lumière me l’ont fait identifier au cours de ce mouvement circulaire. Marlène, enfin je crois, je n’en suis pas sûr, tout en haut sur une corniche a égrainé le sable et la poussière de pierre. En frôlant la paroi on recevait cette pluie minérale et on s’est retrouvés plusieurs à s’y immerger. Il fallait être juste au bord pour la recevoir. Un peu plus tard, Marlène, là j’en suis sûr, je l’ai reconnue, lorsque je soufflais sur sa braise un peu de lumière me permettait de voir son visage derrière une broussaille de cheveux. Son visage apparaissait au rythme de ma respiration qui attisait le bout de la branche. Elle m’a donné la flamme à manger, j’ai croqué la braise, j’ai mangé le charbon, et j’ai recraché la poudre de carbone dans de longs filets de bave. Par contre Elsa ne m’a pas permis de manger son feu, elle devait avoir peur. Elle a écarté mes cheveux et posé la marque de la cendre. J’ai pris la main qui m’avait peint et j’ai retourné contre son visage le doigt encré afin de lui faire tomber des larmes noires de part et d’autre des yeux. Elsa avait également dessiné sa fresque sur le visage de la caverne en plaçant en son centre l’ »œil de pierre ». Laurent a flamboyé du tison qui passait entre ses jambes, il s’est illuminé par en dessous et s’est mis à clignoter comme un sapin de Noël. Il avançait comme au travers d’un stroboscope lent. Je me souviens du corps d’Emmanuel, de son pantalon rêche comme le mien, mais je ne sais plus ce que nous avons fait, ensemble. Je sais juste que nous avons fait. Toutes les interactions se sont évanouies avec les voitures, mais l’image de tous les esprits a hanté toute ma nuit. Je pense ne pas avoir dormi, j’avais une succession d’images avec des visages en gros plan qui ont défilé jusqu’au matin. C’était un rêve qui reprenait tous les moments de la soirée mais je ne dormais pas, traversé que j’étais par un défilé de visions.    

Vidéo : Michael Jasmin

 

1500 m : l’ascension du Golgotha

La veille, le matin pendant l’orage, avec Marlène nous avions reçu l’ordre de rassembler un millier de morceaux de bois. Nous n’avions pas suivi les instructions à la lettre en nous arrêtant à quelques dizaines. Le dimanche Laurent a sélectionné 18 des plus belles branches de mélèze d’environ 2m de long. C’est à partir de ce moment que notre chemin de croix a commencé, il a confectionné 3 paquets de 6 branches et nous les avons ficelés en de solides fagots qui devaient tenir jusqu’en haut de la montagne. Nous avons formé trois équipes mixtes, Marlène avec Laurent, Vanina avec Emmanuel et Elsa avec moi. Cela aurait été infernal de monter le fagot sans se faire relayer. Il est trop long, on ne peut le tenir en largeur, il se prend dans les rochers devant nous et dans les arbres derrières. Il faut sans cesse le passer d’une épaule à l’autre pour éviter les obstacles. Se relayer permet surtout de relaxer les épaules. Un passage au début de la montée a été particulièrement difficile. Le sentier était très irrégulier avec des marches plutôt importantes. Garder le fagot en équilibre en montant ces obstacles était éprouvant. Ensuite, j’avais plus que l’impression de ne pas avoir dormi la nuit précédente. C’est là que ce travail d’équipe prenait tout son sens. Quel bonheur quand Elsa prenait le relais, ce n’est pas seulement qu’elle me soulageait, mais je me remettais à « voir » le sentier. Porter le fagot, ce n’est que de la gestion, il faut gérer les obstacles devant, gérer les obstacles derrière, ne pas s’arrêter trop brusquement au risque embrocher son compagnon à l’arrière et ne pas tomber sur celui qui vous précède. Lorsque je ne portais plus le bois, je revoyais le paysage. J’en ai pris conscience en remarquant qu’une racine pouvait ressembler à un éléphant et qu’une souche une peu brûlée évoquait un renard en pleine course. Avec le fagot, rien de tout cela n’était possible. Michael était resté à dormir dans sa tente et nous nous faisions des blagues quant au fait qu’il était le plus malin de tous en échappant à son chemin de croix. Nous étions des équipes équilibrées car nous sommes montés tous à la même vitesse. Seuls quelques problèmes techniques faisaient que l’équipe de tête ne restait pas en tête. Il n’y avait plus la disparité de vitesse du premier jour. D’ailleurs lorsqu’on ne porte pas le fagot, et si on le suit de prêt, on adopte un peu l’attitude du torero, écartant les jambes ou le torse pour éviter de se faire trouer par le mélèze lors des à-coups de la marche. J’aurais pu éviter cet exercice supplémentaire, mais je m’en faisais comme un jeu, et il m’aurait suffi de laisser un écart de 1 à deux mètres pour ne pas devoir esquiver sans cesse. J’ai été impressionné par la force et la résistance développée par Elsa, mais je ne lui ai même pas dit, ou alors de façon si indirecte que ça ne pouvait être compris. 

On a fini par arriver en haut tout de même et nous avons fait différents exercices entre les averses de grêle avant que Laurent ne nous dise à quoi devait servir le bois.

2200 m Nouvelle transe panoramique 

Moins éblouissante que la précédente transe panoramique (dans la neige), nous étions peut-être plus près des sommets. Nous étions moins haut, mais dans une partie plus étroite de la vallée. Ce sont les changements de temps qui ont créé l’éblouissement :  le ciel bleu avec le soleil qui chauffe, des nuages blancs en contrebas dans la vallée, un bout de soleil de côté pendant que du brouillard arrive de face. Nous sommes dans le brouillard. Le soleil revient. Des nuages presque noirs descendent de l’autre versant. La grêle nous cloue la tête. Le soleil repasse sur le côté. Certains sommets sont noirs, d’autres sont gris, d’autres encore sont verts. Ceux qui étaient gris redeviennent blancs. Les langues de neige qui sont prêtes à s’effondrer passent du gris au blanc mais ne se détachent pas de la montagne. On a envie de souffler son haleine dessus et voir comment elles peuvent se décoller et tomber, mais l’occasion d’y assister ne se présentera pas.

Il y a la bulle de verdure. La pelouse est d’un moelleux qu’aucun plancher de danse ne rendra. Le contact avec les pieds, le dos, la tête, les mains… tout y est agréable. La pente nous porte nous attire, nous fait travailler pour la remonter. Le soleil nous réchauffe. Chaque irrégularité du sol offre une idée de mouvement et les paroles herbeuses de Laurent m’emportent la tête. Elles ne me guident pas, elles m’accompagnent, je glisse avec les mots. L’herbe, la pelouse et les autres participants tournent autour de mon cerveau, autour de ces paroles et de ces sensations.

 

La molécule d’eau

Le bois doit devenir molécule d’eau. La molécule, c’est facile, les uns tiennent le bois d’autres ligotent et une dernière triangule. C’est du beau travail. En fait, avec un schéma, c’est devenu juste une affaire de coordination…  Mais ensuite il y a « le rituel » et ça tourne au n’importe quoi. Tout le monde tire à hue et à dia et la molécule tient. Impossible d’avoir une idée, impossible de suggérer, l’eau remonte la pente ou la dévale, tourne sur elle-même sans qu’on sache pourquoi. Je me retrouve au sol écrasé par la molécule sans rien comprendre. J’essaie de la soulever pour la faire voler et dix centimètre de bois me restent dans la main. Je crois soulever et je ne porte rien. Je vais dans un sens et je me retrouve au centre. De rigide structurée, elle devient articulée flexible et là je crois que plus personne ne comprend rien, les gestes sont absurdes,  vides,  incohérents, inefficaces… Je ne sais si les autres ont encore des idées en tête, mais la molécule avance toute seule et se plie et se replie sur elle-même dans un chaos. Moi il y a longtemps que ma tête n’a plus d’idée et que mon corps suit la molécule jusqu’au moment où elle est précipitée dans le vide.