Ethnologie

Résumé de la thèse d’Éric Cordier soutenue le jeudi 19 septembre 2002, à l’École Pratique des Hautes Études (Ve section Sciences Religieuses) 

Le jury étant composé de :

Nicole BELMONT (Ethnologue EHESS),

Liliane BODSON (Historienne de la zoologie Université de Liège),

Geneviève CLANCY (Poêtesse, philosophe spécialiste des questions de représentations Université de Paris I),

Roberte HAMAYON, directrice (Ethnologue du chamanisme sibérien, EPHE),

Jean-Claude SCHMITT (Historien de la culture populaire EHESS),

Henriette WALTER (Linguiste surtout sur des questions zoologiques EPHE/Univ. de Rennes).

 

Titre :

Le système de représentation des paysans normands 

figures animales et surnaturelles, d’après le lexique patois et les traditions populaires du XIXe siècle.

 

Résumé :

Cette étude tente de montrer comment l’analyse du vocabulaire d’une langue permet de rendre compte du système de représentation de ses locuteurs. Pour ce faire, il a été procédé au dépouillement de la presque totalité des dictionnaires de patois normand. De la compilation de ces dictionnaires a été dégagé un corpus de documentation de plusieurs centaines de pages. Le tri de l’ensemble de ces données a permis de dégager différents sujets, par ordre d’importance décroissant : l’animal, le végétal, la terre, l’eau, les météores, les objets… Le premier sujet rassemblant la moitié des données, a été le seul retenu pour être analysé dans cette thèse, ce qui sous-entend que les autres sujets peuvent ultérieurement donner matière à analyse. Ce corpus de vocabulaire relatif à l’animal a été l’objet d’une analyse typologique d’où s’est dégagé le plan de la thèse (présenté, de façon brute, dans un tome séparé). Dans un second temps, certains détails ont été éclairés par le recours à des données issues des légendes et des traditions populaires –recueillies simultanément par les folkloristes du XIXe siècle– en cherchant seulement à compléter les sujets ouverts par les entrées des dictionnaires et sans introduire de nouveaux domaines. La légitimité d’une telle extension du corpus est offerte par les lexicographes du XIXe siècle qui ne se sont pas contentés de rendre compte du vocabulaire et qui bien souvent ont transformé leurs dictionnaires en véritables manuels de folklore.

Le recours à une telle documentation comporte un avantage scientifique. Celle-ci étant rassemblée par des lexicographes plus d’un siècle avant la présente analyse et dans un but totalement différent –préserver une langue–, son collectage est donc totalement indépendant des éventuels présupposés de l’analyse. C’est de l’importance relative des différents animaux et des rôles qu’ils jouent que peut être déduit un système de représentation et non l’inverse. Qui aurait pu prévoir que les animaux fournissant le plus de métaphores et le plus de pratiques populaires étaient l’abeille, le cochon et le renard et non pas le chien, le cheval ou la vache ? Les représentations des paysans normands ne sont qu’en partie dépendantes de la valeur économique des animaux et elles ne sont pas structurées par l’opposition sauvage/domestique. Le résultat contre-intuitif de cette thèse, le décalage avec certaines formes de zoolatrie contemporaine semblent apporter la preuve qu’elle n’est pas déterminée par les représentations du XXe siècle.

Un système de représentation s’est dégagé du tri du vocabulaire collecté dans les dictionnaires de patois. Les figures construites à partir de certains animaux sont utilisées pour évoquer des domaines précis de la vie des paysans. Ces domaines s’excluent ou se recoupent parfois et l’on apprend beaucoup de la comparaison entre les différents animaux. L’abeille nous enseigne sur le cochon ou le loup, le renard conforte les hypothèses faites en DEA concernant la terre et la végétation, les animaux dont les paysans font grand cas nous apprennent beaucoup sur ceux qui sont entourés de silence… Il est apparu un lien entre les figures animales et certaines figures d’êtres surnaturels : loups-garous, fées, goubelins… Selon les légendes normandes, certains êtres surnaturels se voient attribuer une forme animale et d’autres ont partie liée avec les animaux. Le dernier chapitre concerne les saints. Il sort de la problématique strictement animale, mais ce sujet s’est imposé comme le complément de celui des êtres surnaturels. En effet, si, dans la pensée des paysans, les animaux forment système entre eux, et si les êtres surnaturels forment système avec les précédents, à leur tour les saints forment système avec les fées. Il est peut-être utile de préciser que, pour chaque sujet, il ne s’est pas agi de faire une monographie qui se contenterait de rassembler des connaissances relatives à tel ou tel animal, tel être surnaturel ou tel saint, mais que pour chacun, il s’agit de mettre en lumière ce qui est véhiculé dans cette langue, de montrer les rapports que chacun des sujets entretient avec les autres dans le cadre du corpus et ainsi de restituer le système de représentation des paysans normands. C’est ainsi que cette thèse sera l’occasion de présenter les critères utilisés par les paysans pour définir l’humanité, distinguer l’humanité de l’animalité, le domestique du sauvage, le social du domestique. Elle permet également, dans le contexte régional, de faire le point sur ce qui est de l’ordre du populaire ou du savant en matière de représentations et sur l’importance des ré-interprétations chrétiennes. Ce parti-pris d’une approche assez large des représentations mais limitée à une unité de territoire, une unité de mode de collectage et du temps de celui-ci, permet certainement de dire plus qu’une somme d’études particulières, même si l’examen du reste du système doit être remis à plus tard.

Au cours de l’analyse, une hypothèse importante s’est dégagée : pour qu’il y ait richesse de représentation, il est nécessaire que l’animal soit conçu dans une relation marquée à la fois par la proximité et la résistance envers l’homme. Par exemple, s’il est possible de parler de proximité à propos de l’abeille, c’est parce qu’elle est l’objet d’une activité humaine, l’apiculture, à l’opposé de la plupart des animaux sauvages, comme les fourmis par exemple, qui vivent dans un univers parallèle ne recoupant en rien celui des humains. Cette proximité est comme une condition nécessaire pour l’émergence de représentations. Réciproquement, les animaux domestiques pris en compte par le discours des paysans sont ceux qui lui résistent comme le cochon ou le chat. Cette problématique construite pour tenter de comprendre les mécanismes d’émergence des représentations, en proposant deux axes —proximité/éloignement et résistance/soumission—, englobe l’opposition sauvage/domestique tout en la dépassant et l’enrichissant.

 

Le patois normand permet de comprendre comment les paysans ont construit un système de relation avec les animaux en adéquation avec la représentation qu’ils s’en font. Pour l’abeille, les prévenances et les civilités ont constitué le mode quasi exclusif de relation avec l’animal social qu’elle représente. L’abeille rassemble en effet : importance économique et symbolique, organisation en société, ainsi qu’une capacité à s’émanciper. Conséquemment, les paysans la considèrent comme parente et comme faisant partie de leur horizon social, s’adressent à elle sur le mode de la politesse, de la parole et des prières, s’interdisent de la vendre ou de la tuer. Ainsi, s’opère une intégration entre les moyens et l’objet du commerce : les procédés utilisés par l’homme pour maintenir la cohésion de son groupe étant utilisés pour commercer avec cet insecte social. Mais si la représentation de l’abeille est si riche, c’est pour deux raisons. 1. l’abeille est un insecte important pour l’homme et 2. elle lui résiste indéfiniment. La proximité est incluse dans l’importance économique et symbolique qu’elle entretient avec l’homme. Mais en même temps, en refusant la domestication et en menaçant chaque année d’essaimer et de reprendre son indépendance, l’abeille fait acte de résistance : elle garde ses distances, refuse d’entrer définitivement dans la sphère de l’homme. C’est ainsi que ce dernier se doit d’opérer un ensemble considérable de conduites symboliques pour éviter qu’elle ne s’émancipe, mais en vain.

Le cochon fait figure d’exception parmi les animaux domestiques. Il apparaît comme un animal dont la soumission ne serait pas totale contrairement aux autres animaux domestiques. Proche de l’homme, le cochon l’est par son importance alimentaire dans la société rurale, et semblable à l’homme, il a failli le devenir. En possession de trente-deux dents, ayant perdu les soies du sanglier qui dévoilent le rose de sa peau …, il n’en fallait pas plus pour que les comparaisons affluent. C’est ainsi qu’il est généralement appelé le monsieur. Embonpoint aidant, il est assimilé à ces bons vivants et improductifs que sont les nobles puis, Révolution oblige, les sous-préfets. Mais dans le filage des métaphores, on s’aperçoit que les paysans hiérarchisent les choses : tout ce qui est bon pour l’homme est bon pour le cochon, mais tout ce qui est bon pour le cochon n’est pas bon pour l’homme. C’est ainsi que la mauvaise maison ou la mauvaise nourriture deviennent celles du cochon. De même, il est préférentiellement comparé à un homme inachevé comme l’enfant ou le nourrisson. Nous en arrivons aux techniques d’élevage. L’homme a en effet élaboré des techniques d’élevage infantilisantes (néoténie) qui lui permettent de maintenir l’animal dans un rapport de domination similaire à celui de la mère vis-à-vis du petit. C’est ainsi que les paysans normands font des cochons –et d’autres animaux domestiques– de perpétuels nourrissons en les abreuvant exclusivement d’ersatz de laitage : la boite « boisson ». Pour la Normandie, il est même possible de proposer le concept de coproténie, car le vocabulaire et les techniques montrent qu’était confectionnée à leur attention une nourriture excrémentielle tant dans la composition symbolique et substantielle que dans l’apparence, de quoi renvoyer le cochon dans une animalité radicale, celle de la saleté. Par ce tour de passe-passe, symbolique et technique, la (re)mise à distance de cet animal domestique le conduit à connaître une situation comparable à celle de l’abeille. Or ceci est surprenant en fonction des éléments fournis par les autres animaux domestiques. Le cochon, animal domestique soumis à l’homme, ne devait pas, en principe, être bon à penser, mais c’est dans sa mise à distance par la coproténie en Normandie ou le ré-ensauvagement et la méchanceté ailleurs (Claudine Fabre-Vassas ; Yvonne Verdier) que le cochon devient source de représentations. Le cochon est donc un excellent exemple d’interactions entre représentations et techniques. Les représentations induisent des techniques et les techniques induisent des représentations.

Alors que l’abeille et le cochon sont des animaux sur lesquels sont construites de nombreuses représentations, le chien est un animal pauvre, il est convoqué essentiellement comme la figure de la soumission et celle du peu de valeur (il est comparé à l’églantine qui n’est rien en regard de la rose pour les paysans normands). C’est tout le problème des animaux domestiques. La collecte des métaphores qui leur sont liées étant restée modeste, il a été nécessaire d’opérer une comparaison avec le français, en recourant au Trésor de la Langue Française. Les résultats obtenus convergent avec ceux issus du patois, les animaux domestiques sont peu porteurs de représentations. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’expressions ou de vocabulaire qui les concerne, mais ce vocabulaire est soit uniquement technique, soit très indigent. Pour le volet technique, le vocabulaire ne relève que de l’utilisation de ces animaux à la ferme et, dans ce cas, les mots ne font pas image. Les métaphores construites à partir des animaux domestiques se limitent généralement à leur état de soumission. Lorsque d’autres métaphores apparaissent, elles ne véhiculent qu’une ou deux idées. Reprenons le cochon, si méprisé, pour établir une comparaison avec le cheval, cette noble conquête. Le cochon est à la fois une source de nourriture et un signe extérieur de richesse pour son propriétaire. C’est à lui que les paysans se réfèrent pour évoquer l’appartenance à l’animalité par les biais du poil, de la saleté, de la sexualité, pour rendre compte de l’appartenance à un statut social supérieur, du partage social des viandes, de la qualité de la nourriture, de la qualité de l’habitation… Face à cela, le cheval rend seulement compte des faits de porter (du chevalet à la poutre) et de tracter, et ce qui en dérive : le vocabulaire guerrier de la chevalerie. La différence est saisissante entre l’utilisation du premier animal dans une grande variété de domaines et la restriction à une conception étroite pour le second, du moins si l’on s’en tient aux représentations des paysans. Il en ressort que seuls les animaux résistants à l’homme sont valorisés et sont vecteurs de représentations, alors que la soumission est insignifiante pour les paysans.

En Normandie, le renard est, comme l’abeille ou le cochon, un animal marqué par la proximité et la résistance. Cet animal permet dans le patois comme ailleurs de rendre compte de la ruse, faculté qui a elle seule rassemble les deux précédentes. Sa réputation d’intelligence, il la tient de son aptitude à chasser comme l’homme et à en déjouer les pièges. Pour cela, il est donc abondamment comparé à l’homme et, simultanément, il est ce nuisible qui ne peut être éradiqué. Le renard peut être vu comme une abeille inversée ; au lieu d’être un animal économiquement important vivant dans la proximité de l’homme, mais menaçant toujours de s’échapper, il est un animal inutile, résolument sauvage mais proche de l’homme au point d’être considéré comme un voisin incommode et un animal domicilié comme l’a justement dit Buffon. Précisément, ce domicile du renard –qui fait pendant à l’essaimage chez l’abeille– est le nœud symbolique à partir duquel l’essentiel de la représentation du renard se déploie. Renarder signifie d’ailleurs « habiter par excellence ». La nature de son habitat, la terre, en corrélation avec la technique de chasse qu’on lui réserve (en l’acculant au terrier) a généré un champ de représentation très riche. De très nombreuses métaphores formées sur les racines “goupil” ou “renard” viennent signifier le crachat, la toux, le vomissement. Alors, le renard apparaît comme une sorte de corps étranger qui circule dans les voies respiratoires d’une entité vivante, la terre, que l’homme vient importuner en l’obligeant à “respirer” de la fumée. “Indisposée” par la fumée, la terre, dans ses convulsions, expulse ces crachats et excrétions que constituent les renards. De là encore vient le fait que la poudre de renard soigne les bronches et qu’il était associé à des rites de fécondité dans l’Antiquité.

L’étude du vocabulaire de l’hermine nous montre que la représentation de l’animal réel est doublée de celle d’une figure fantastique. La laitice –littéralement animal couleur de lait– correspond aux âmes des enfants morts sans baptême ; l’agilité de l’animal ayant été jugée propre à représenter l’âme, et sa blancheur la pureté des enfants. Pour les adultes, il en va tout autrement puisqu’ils gardent leur figure humaine. Les revenants sont des humains qui ont contracté une dette sur terre et sont morts avant de la rembourser. Ils se montrent aux vivants pour se faire aider d’eux (ils ne peuvent mener aucune action matérielle). Parmi ceux-ci, il en est qui ne prennent ni forme animale ni forme humaine : les fourolles, les âmes de femmes qui se transforment en feu-follets et font se perdre ou tomber à l’eau les voyageurs.

Le loup et le varou « loup-garou normand, pendant fantastique du loup » sont quasiment indissociables, les qualités de l’un étant les qualités de l’autre et l’opposition à la société humaine leur étant commune. Le vocabulaire du varou concerne la rupture de l’ordre social et recouvre tout ce qui s’oppose à la bonne marche de la société. Le varou est la métaphore utilisée pour désigner la mauvaise humeur, la sauvagerie, la grossièreté, la marginalité, le vagabondage, la fainéantise, le désordre, la peur, la fureur, la prédation, l’usure, la sexualité en général, l’avortement, l’infanticide, le viol, la faute religieuse, la souillure, la boue, le diable… Le varou serait donc celui qui rejetant la société s’écarterait de l’humanité pour être entraîné vers l’animalité, prenant la figure du loup, l’animal sauvage par excellence. D’où, dans les légendes, l’usage des poils comme attribut de l’animalité pour signifier la sortie de la société. En insistant sur les usages métaphoriques du varou, il s’agit de souligner que dans le langage quotidien des paysans, le varou est justement d’un emploi strictement métaphorique. En cela, cette conception se distingue radicalement de son homologue savante pour laquelle la transformation en animal est considérée comme effective –les procès en lycanthropie allant jusqu’à rechercher la présence de poils sous la peau des accusés. La différence ne s’arrête pas à cela, et là où les démonologues sont persuadés avoir affaire à des prédateurs sanguinaires qu’ils diabolisent, la conception populaire utilise à propos du loup-garou le mot de pénitence, permettant ainsi la réinterprétation de la question du bannissement. Il semble que, de ce point de vue, la fonction du varou ne soit pas d’écarter définitivement un individu de la société, mais au contraire de le réintroduire dans la communauté. Le varou est, suivant les légendes, un homme qui a commis une faute grave (généralement sexuelle, due à un excès de sang) et qui pour la racheter doit effectuer une pénitence, en vue d’un retour à l’ordre, et cela de son vivant. L’excès de sang et de vitalité qui le caractérise est évacué par dilapidation de l’énergie (courir la nuit…) ou par écoulement de sang. On voit bien comment les pratiques populaires mettent à mal le schéma de l’Église selon lequel le paiement des fautes doit avoir lieu dans l’au-delà et comment l’attitude de celle-ci vise essentiellement à tuer le varou pour l’expédier en Enfer (en recourant à une balle bénite). L’étude du varou conduit à l’analyse des manipulations symboliques relatives à l’habit, au poil, au sang, à la saleté ; les conceptions prévalant pour la distinction entre l’humanité et l’animalité étant les mêmes que celles prévalant pour la distinction entre domestique et sauvage.

Les fées, lutins, goubelins sont appelés êtres surnaturels par les folkloristes. Outre des problèmes méthodologiques, l’échec des précédentes études sur cette question est due au fait de considérer séparément fées, lutins et goubelins sans voir qu’ils forment système entre eux et que leur société interagit avec celle des humains. En Normandie, certains êtres surnaturels sont décrits sous la forme d’animaux (goubelins, écouteux) et d’autres sont étroitement liés aux animaux de la ferme (lutins). Ils se distinguent aisément des revenants et des varous en ce sens qu’ils ne sont pas d’origine humaine et ne sont pas non plus déclarés morts. Ils servent à justifier certains désordres, mais pas seulement. En fait, ils sont ambivalents. Seule la havette [un esprit maléfique des eaux dormantes caractérisé par la possession de crocs] est entièrement négative, ayant l’unique pouvoir de donner la mort. Les autres sont ambivalents en ce sens que ce qui est donné ne l’est jamais de façon absolue et, qu’à tout moment, ces êtres surnaturels peuvent reprendre les bienfaits qu’ils ont apportés. Les êtres surnaturels sont conçus comme vivant dans une société parallèle à celle des hommes, construite sur le modèle de la société paysanne, et en interaction avec elle. Les légendes montrent les humains comme devant la plupart du temps offrir de la nourriture, mais également entretenir des rapports sociaux complexes avec eux : être polis et serviables, ne pas avoir de mauvaise intention, ne pas voler, coopérer aux entreprises de ces êtres qui ne maîtrisent pas la technologie, accepter de bonnes grâces leurs farces, ce commerce pouvant aller jusqu’à comprendre des relations sexuelles. En échange de quoi les êtres surnaturels prodiguent leurs bienfaits : prospérité, santé, richesse, fécondité, épanouissement du bétail, bonheur… en « cultivant » la nature et en entretenant les animaux à la manière des agriculteurs. Les êtres surnaturels normands peuvent être lus comme des esprits de la fertilité, et ceci d’autant plus qu’ils sont considérés par les paysans comme opposés à la religion chrétienne : les prières et l’eau bénite étant les armes qui les détruisent ou les font disparaître. En même temps, ils permettent aux paysans de penser l’organisation de l’espace familial en fonction des sexes, de la spécialisation des tâches, des oppositions sauvage/domestique, nature/culture.

Le dernier chapitre n’est pas à proprement parler un chapitre sur le culte des saints, mais sur une partie de celui-ci. Pour la plupart des dictionnaires, c’est à l’entrée mal de saint et non pas au nom de tel ou tel saint que cette question est abordée. Au travers de cette expression, l’accent est mis sur le fait que des maux et des maladies sont attribués aux saints. En cela on est bien loin de l’orthodoxie catholique telle qu’elle a été redéfinie par la Contre Réforme, et un jeu sur l’inertie des pratiques permet aux paysans de maintenir des formes, en principe écartées depuis plusieurs siècles. D’autre part, la documentation normande montre comment les paysans adoptent des stratégies de distorsion du culte qui visent à une réinterprétation de son sens. Le système normand est un système dans lequel le saint est une entité négative, vecteur de maladies, de l’excès de pluie ou de la sécheresse. Techniquement, les paysans ont mis en place des rituels qui visent à faire éprouver les symptômes au saint afin qu’il retire la maladie, à moins qu’il ne s’agisse tout simplement de la lui retourner ou de la placer en marge du monde humain dans des pierres ou des animaux. Les saints sont ancrés sur un territoire précis nécessitant toujours de se déplacer (pèlerinage/mortification) et à chaque maladie correspond un lieu de culte dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres (horizon de déplacement ordinaire d’un paysan). La cure est une affaire sociale, car tous les gestes visent à montrer l’union de la communauté soudée derrière le malade, et ceci d’autant plus que la maladie est à évolution longue ou à caractère psychosomatique prédominant. De la même façon, les sécheresses prolongées ou les excès de pluie nécessitent le rassemblement du plus grand nombre dans ce qui semble dépasser la dimension sociale en une volonté de faire masse contre le saint. C’est-à-dire que le rituel est vu comme un rapport de force qui éclipse la technique de promesse conditionnelle –en vogue au Moyen Age. Derrière cette nécessité de faire nombre, émerge l’idée d’une arithmétique exacerbée des gestes religieux. S’il est difficile de dire que le mal de saint véhicule des techniques directement issues du fond des âges, il est possible de voir comment la forme populaire de la religion consiste en une attitude de résistance qui prend acte de la nécessité d’accepter un syncrétisme avec la religion dominante, en réalisant la distorsion, le détournement et la réinterprétation des valeurs du catholicisme. Par ces opérations, cette religion de l’absolu devient toute relative. C’est ainsi que les valeurs de la messe, de l’eau bénite et des saints eux-mêmes sont relativisées. Certains saints, à l’attitude ambivalente et aux prérogatives globalement proches des fées, conduisent à effectuer une comparaison avec ces dernières permettant de dégager une symétrie entre les deux.